mardi 24 novembre 2015

A votre santé !

C'était sous le hangar que la table était dressée, longue, imposante, recouverte d'une nappe fleurie et de bougies scintillantes multicolores. Elle était tapissée de mets des plus appétissants, dont les odeurs flirtaient avec la brise câline et venaient alors chatouiller nos narines affamées. Les plats étalés ainsi à vue étaient ponctués de bonnes bouteilles de vin d'une cuvée prometteuse, encore bouchées ... pas pour longtemps, car Henri s'était pointé à la fête.
 
Mais lui n'était pas invité.
 
   Mon père avait rayé ce frère de son carnet d'adresse et de son cœur de pierre, il y a dix ans maintenant, un soir engourdi dans la neige. Henry avait trop bu, comme à son habitude, mais en cette veillée de Noël, plus las, plus triste, plus noir, il s'était emporté suite à quelques petites réflexions de rien du tout, des broutilles disait-on. Tel un typhon, il avait tournoyé de colère dans le salon en envoyant valser la décoration et la porcelaine, sous le regard épouvanté des convives et des miens, cachés derrière la rambarde de l'escalier, tremblant de peur près de ma sœur. Mon père avait fini par hurler plus fort qu'Henri. Il l'avait trainé jusque dehors... à vie... enfin, jusqu'à ce jour-ci.
 
   Henry est entré dans le hangar comme si de rien était, la chevelure brune trempée, dégoulinant sur les épaulettes de son veston - il s'était fait beau pour l'occasion. La pluie avait sûrement tenté de le dissuader de venir, cependant, cet oncle têtu fit fi de son avertissement. Il a salué d'un coup de tête ma mère, mes tantes médusées, il a embrassé sur les deux joues ma sœur, engoncée dans sa robe de mariée - elle en avait rougit, et s'est précipité vers la table si joliment décorée. Attrapant une bouteille au hasard, il s'est retourné vers son public hagard et, la soulevant droit devant lui, il l'a lâchée d'un coup. Ce bon vin s'est répandu sur le sol comme une mare de sang entre ses éclats de verre. Henri réussit à les briser toutes, une par une, tournant autour de la table pour éviter les assauts de mon père comme deux gosses, comme deux frères. Il tint son rictus aux commissures des lèvres jusqu'à la dernière, jusqu'à ce que mon père l'empoigne par le col de sa chemise, la bouche ouverte et la mine furieuse. On aurait dit qu'il éructait sa haine, celle qu'il souffrait pour ce frère depuis ces dix années, peut-être depuis toujours, qui sait ?
   Avant de se prendre la droite prévue et méritée sur l'arcade gauche, Henri cria dans un chant victorieux :
 
- Maintenant Charles, la fête peut commencer !
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Les messages sincères et courtois sont les bienvenus.